09/04/2018

So, I’ve been completely banned from Instagram for posting unappropriate sexual contents (even if I was already censoring most of them). To those who were following me you still can check some previews of my work here : https://www.lensculture.com/arnaud-mery
First I’d like to say it’s too much of an honor to know that the benevolent hero(s) who signaled me (or is it the Hal 9000 algorithm itself ?) considered me as a threat to public safety. Unfortunately I’m still very far from being as subversive as Sade, not to say totally harmless. This excessive but ordinary sanction is of course purely hypocritical when we know how many obscenities are legaly allowed to be posted every day on these kind of websites. It only shows how much the Instagram/Facebook type of puritanism isn’t at all a parody of the theocratic ages, but really the core of today’s enslavement. Only not for the same reasons than those of the bigots.
The social networks are splitted in two main territories drawing a clear line between the platforms where you show that you obediently belong to society (by showing your rituals of consumption, supporting preconceived opinions, following news) and the ones where you pretend to break the daily routine, mainly by being sexually transgressive. These two categories have a name already : the first one is « SafeForWork » (SFW), the second one « NotSafeForWork » (NSFW). In other words : Facebook vs. Fetlife, Youtube vs Youporn, Instagram vs. Pornostagram…
In contrast to the traditional regimes, modern societies can’t maintain their authority only by imposing a consistent dogma on people, even by force. Precisely because today, anyone knows that any conception of the world, any truth about life, or any social organisation, are built on fictions, and not on a real essence hidden behind things like religion could have been. To resolve this unability to beleive in great cosmological narratives anymore, capitalism found in compulsive self-enjoyment an inconsistent but natural substitute. Thus the compulsive proliferation of personnal stories became the ritual replacing the prayers, and seeking the monopole of self-enjoyment became the ultimate achievement instead of holiness.The whole moralism of this world can be stated as follow : SELL YOURSELF SO YOU'LL DESERVE THE RIGHT TO ENJOY YOUR… SELF.
And that’s why false sexual transgressions are now crucial to make this system work as a dogma. Because they allow its frustrated servants, forced to satisfy the few people who monopolize self-enjoyment while they barely can enjoy themselves, to sustain an illusion of freedom. To overproduce tons of useless goods and services to serve the capital's greed requires a lot more convicing reward than an afterlife in paradise. This is where the transgressive perversions are a very efficent way to enrol the disenchanted slaves of today.
This puritanism/falsy-transgressive-perversion couple is what keeps real subversion away from today’s sexuality by maintaining people in a purely narcissistic satisfaction of themselves, without risking any unexpected encounters or real adventures that could intrude the safety of their daily routine. Whether as an advertiser of « your-self » selling his experiences and unquestionned convictions for a bit of « likes », « loves » or money, or as a pervert fullfilling his fantaisies as he planned it, it’s the same individualistic dogma that is performed. On the sfw platforms the individual is taken into account in a autoritarian way, urging him to obey strict rules, to follow the news, and to feed the Market. On the nsfw ones it’s the individual that takes the platforms into account in a falsy trangressive way which is a purely perverse one. It’s the entertainment side of the capitalistic slavery, the big playground where you satisfy one desire after the other according to your mood, whether by switching between very well selected partners from a dating site or by switching between porn videos according to the fantaisy you have, or by switching between gender labels on your profile as it pleases you.
The limit of all that is that sex, neither life in general, can’t be reduced to a catalogue of perversions waiting to be fulfilled. For instance, the frictions and the hysteria sexual encounters potentially bring push the subject to go beyond the ego expectation or the confort zone of its idiosyncratic familiarities, to question the structure of his own fantaisies as much as the ones of his partners. That’s what the proto-facist regime we live in wants to avoid at all costs. The true sexual emancipation is a real subversive threat to the individualistic ideology. Nothing to do with the parody of it staged by the sfw / nsfw couple in which we are confined. The growing lack of radical frictions, hysteria or angst in social networks compelled to hypocritical tolerance, perversions and narcissistic enjoyment will soon or later reach a point of saturation and things will blow.
The so called « wild capitalism » has never been wild at all. And we can see how more and more autoritarian is becoming it’s regulation through the way it tries to deal with sexuality by domesticating it’s real wildness and imposing patterns that wont get your precious career compromised.
What we need more than ever is a modernity encouraging true transgressions.

01/06/2017

La plénitude incarnée d’un trou noir.

Soulages raconte qu’un jour il n’arrêtait pas d’ajouter et d’enlever du noir, chaque touche en plus ou en moins ébranlant la cohésion même de sa toile. Pourquoi ça ? Pourquoi ici ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Butant contre un point d’impossible à le rendre fou, il avait fini par quitter l’atelier comme on fuit un écroulement fatidique. Et pourtant, revenant à sa toile deux heures plus tard, le lieu du désastre s’était transfiguré contre toute attente. Soulages affirme que le noir semblait avoir tout envahit, à tel point que c'était comme s'il n'existait plus. C’est que, loin d’une simple contrariété vis-à-vis du noir lui-même, l’obsession, la fuite puis l’illumination par lesquelles est passé l’artiste nous engagent dans une contradiction bien plus grave. Ce n’est pas tant le noir lui-même qui fait trembler la main du peintre, que ce qu’il porte en lui d’impalpable, d’irréductible à son pigment, d’informalisable par l’esprit. Ce n’est pas tant la forme du noir qu’un excès de forme dans le noir qui fait de sa présence un surplus, un agent mutagène qui effrite l’intégrité du cadre. Obscure présence d’un dehors attestée du dedans, cet excès éclaire un reste qui échappe au regard, un point de cécité qui contredit le cheminement instinctif, naturel, du peintre.
Mais finalement, dit Soulages, « la nature, c’est tout ce qu’on veut ». Si bien que dans tout processus créatif s’impose le moment charnière où ce qui fut acquis comme naturel révèle son artificialité. « Dans la mesure où il y a un choix quand on peint, poursuit Soulages, on s’oppose à ce que nous propose la nature ». Ce qui suppose de s’opposer aux préconceptions culturelles, ainsi qu’aux pathologies affectives, dont l’accoutumance produit le ça-va-de-soi d’une réalité familière. Le choix dont parle Soulages est celui d’une lutte active contre la rétention passive d’un même mode de perception qui, au fil du temps et des répétitions s’enracine dans l’illusion d’un Tout substantiel, d’une vie intérieure riche de concrétude, certaine d’elle-même.
Il y a bien là un appel du dehors, un point de résistance à toute domestication par les préjugés comme par l’instinct qui presse une personne à l’autodépassement de son vécu concret, afin de ne pas succomber, amorphe, aux affres d’un inéluctable déchirement intérieur. Soulages témoigne : « Il devait y avoir là quelque chose de particulier dont je n’étais pas conscient puisque je continuais. Alors je me suis dit : « je ne suis pas masochiste, pourquoi est-ce que je continue ? » ». Butant contre sa propre limite, mais déterminée à poursuivre son effort de formalisation, la conscience subit de fait une torsion qui pousse l’expérience du monde à s’apparaître à elle-même. L’instinct et le sens commun se prennent ainsi eux-mêmes pour objet d’étude. Dans cette courbure de la conscience sur elle-même réside la conversion de la vie intérieure en abstraction. Abstraction qui, en définitive, n’est rien d’autre que la substance d’un vécu qui s’arrache de son ancrage concret, se simplifie, se réduit à un signe, à un point ou une entité à partir de quoi elle se désigne elle-même, se prend à témoin, s’objectivise.
En soustrayant de sa pratique le surplus de noir qui lui faisait obstacle pour en faire le point de départ d’un nouveau mode de remplissage, Soulages réduit, simplifie, totalise dans un unique pigment toute la richesse de sa vie intérieure, toute son approche du réel dont le noir est désormais le liant. La toile n’est plus seulement une surface du monde sur laquelle s’applique une peinture, mais l’espace sur lequel se matérialise la courbure révélatrice du noir : l’opposition palpable d’une nouveauté inhérente à son cadre, et du réel éculé qui l’entoure.
Par ce choix exclusif, l’artiste s’oppose à tout ce que lui proposait le sens commun, le sens naturel ou devenu-naturel des choses qui promulguait, par exemple, l’imitation convenue de telle diversité de couleurs ou de telle loi de composition. Cet acte d’abstraction lui permet dès lors d’étudier, de disséquer, de recomposer son approche préconçue des formes, chose dont il était incapable tant qu’il demeurait englué dans la Substance d’un savoir-faire, d’un instinct, et d’une éducation établis.
Soulages en est conscient : « c’est toute l’expérience qu’on a du monde qui est concernée. » Seule une reconsidération dans son ensemble de l’expérience du monde peut faire émerger du tableau une lumière encore inconnue, une lumière d’outre-monde que Soulages nommera bien plus tard l’«outrenoir», mais qui, en réalité, était déjà le cadre abstrait primordial et implicite de ses toiles à venir.
Evidemment, cette torsion, cette autoréflexivité fondatrice n’est pas théorique, au sens où son processus d’abstraction est d’abord un savoir sensible. D’autant plus chez Soulages, dont la réserve intellectuelle contraste avec les élans textuels de Cézanne, Kandinsky ou Klee. En revanche, son art fait précisément concept en ce qu’il se déploie dans une dimension pré-intelligible, celle des variations physionomiques du noir, dont le traitement se veut primitif, le moins possible parasité par des représentations admises ou des affects personnels, antérieur à toute projection symbolique comme toute structuration rationnelle. Là est l’effort conceptuel de l’art en général, dans cette régression, à partir d'un excès de forme dans la forme, au niveau de la pure incarnation des phénomènes, du pur maelstrom des impressions sensibles. L’art dépasse ainsi la familiarité du vécu concret dans l’appréhension a-pathologique et a-sociale d’une nouvelle réalité sensuelle, dans une régénération perceptrice totale. Néanmoins, encore faut-il qu’elle soit effectivement perceptible. Il faut donc retourner au concret, en fournir la preuve par l’acte de peindre, la travailler, mettre à l’épreuve sa consistance, ses limites, sa norme, sa beauté. Le « trauma » du noir doit s’actualiser dans l’œuvre, imprégner le tissu des toiles ; et la peinture comme objet d’étude pour un sujet, se confondre avec l’incarnation du sujet dans la chose-peinture.
Paradoxalement, ce n’est qu’en réduisant toute la réalité au noir, qu’en excluant tout le reste, que l’œuvre peut prendre forme et consister ; c’est-à-dire, réintégrer, ré-agencer ce reste, tout le reste : réinvestir les couleurs, la lumière, la matière, le temps, l’espace, le sens… toute la présence d’un monde.
Paradoxalement, c’est ce qui a rendu l’expérience exsangue de sa riche substance concrète qui maintenant l’irrigue. C’est l’abstraction de l’outrenoir qui dicte désormais le degré d’apparition des formes concrètes, qui règle leur intensité, la rythmique de leur alliage comme l’identité de chaque tâche. Au point que la diversité sensible de la toile semble vivre de façon indépendante du noir, autrement dit, que s’oublie l’abstraction qui la fonde. Une double cécité est donc à l’œuvre : d’abord l’exclusion du sens commun par l’outrenoir, puis la forclusion de l’outrenoir par sa réalité tangible. L’outrenoir devient un monde en soi, avec ses phénomènes, ses constellations, ses cosmogonies. Un ton ocre n’est pas un ton ocre, mais un animal qui a sa propre morphologie, son propre écosystème, sa propre démarche. Forme et fond finalement se confondent dans leur oubli mutuel, et chaque fois que le peintre passe à autre chose, c’est que ce lien quelque part s’est défait, qu’il faut à nouveau s’abstraire du concret pour mieux s’y réincarner.
Soulages note qu’il y a 400 siècles on s’enfonçait déjà au plus profond des cavernes pour y peindre la lumière en noir. D’une certaine façon, sa peinture est la continuité de cette intuition métaphysique ancestrale : voir, c’est s’aveugler.
C’est que toute vie humaine a besoin de fuir le vide d’un aveuglement en plein jour. Et pour cela elle sculpte la lumière, donne forme aux choses, architecture l’univers. Mais c’est à nouveau la cécité. Il faut, à l’infini, exclure pour inclure et s’aveugler pour vivre. C’est là, concentré dans cette dialectique de l’« outrenoir », qui sculpte la lumière par l’obscurité, l’apparition par la cécité et la substance par le vide, que se tient le mystère essentiel : celui de l’apparition d’un monde et sa transmutation.

11/04/2017

La quatrième blessure narcissique

L’Esprit du monde ne procède pas d’un dépassement dialectique progressif qui mènerait l’humanité vers plus de sagesse, plus de lumières, plus d’émancipation au fil de la lutte des consciences (ou de celle des classes). On remarque bien que chaque génération qui vient au monde doit, malgré toute la culture qui lui préexiste, tout apprendre comme si l’humanité toute entière recommençait son Histoire à zéro. De même à l’échelle de la vie d’un sujet, quand bien même une pensée solidement bâtie lui donnerait le sentiment de vivre dans le vrai, il doit parfois faire face à de foudroyantes intrusions qu'il est incapable de penser. Celles-ci l'ébranlent au point qu'il doit lâcher ses certitudes et tout réapprendre comme un nouveau-né. Réapprendre à trouver la vérité, réapprendre à déposséder, réapprendre à vivre. Car au fond, seule est nécessaire la contingence de nos petites existences mortelles, perdues dans une banlieue lointaine de l’univers, sans vérités, sans Dieu, sans salut, sans postérité, sans commencement ni même fin du monde. Et peu importe si la pensée n'est que jeux de langage, fantasmes ou engagements idéologiques hallucinés : elle produit des formalismes qui redonnent corps au Réel, ce qui pour l'humain est une question de vie ou de mort. En ce sens la dialectique est notre seule consolation face au Néant. Elle est la force courageuse, moderne et athée, d’une régénération perpétuelle du vrai tout en étant consciente de sa propre contingence.



09/04/2017

Intestins, sauvons-nous de nous-mêmes !

Rien. Rien n’aurait de raison d’être que déjà quelque chose s’arracherait au néant : la faim. Ceci, cela, doit être absorbé. Une certitude sensible se creuse en même temps qu’un temps, un espace et un sens de digestion. Devenir matière, manger, voilà la raison d’être. Cependant, ceci, cela, lui résiste, se débat, tente à son tour de l’ingérer. Lui ? Voilà qu’il est : l’intestin. Ses maux de ventre sont à la hauteur de la contradiction qui s’impose à lui. « Suis-je moi ou suis-je l’autre ? Qui dévore qui ? ». Ses boyaux se tordent, s’alambiquent, mais dans cette convulsion s’élaborent de nouvelles stratégies. Il se débat et redouble d’ingéniosité. De simple tube digestif, il se ramifie en nouveaux organes, se fait pousser des dents, des pattes… il se reproduit, il mue. Les autres ne l’auront pas comme ça. Il change de forme, de milieu, il mute, il évolue. Hier il était minéral, puis cellule, maintenant humain. Aucun milieu ne lui suffit, il ne peut se contenter de quelques-uns. Océans, jungles, cieux, il lui faut plus. Rien ne saurait brimer son désir d’affirmation. Il n’en peut plus de se cloîtrer dans le cycle stagnant de la nutrition puis de la défécation. Chasser, engloutir, annihiler, ne suffisent plus à consoler son désir de reconnaissance. Plutôt que d’ingérer quelque objet particulier de son milieu, il faudrait qu’il puisse ingérer tous les objets de tous les milieux d’un coup ! Il invente alors l’univers et désir la totalité. Plutôt que d’aiguiser ses dents, plutôt que d’intérioriser ses proies, sa faim se tourne alors vers le dehors, vers l’universel, pour dévorer le cosmos en une seule bouchée. Seulement il se heurte à une infinité d’objets. Ne cessant pas pour autant d'être affamé, sa paroi intestinale prend acte et se déploie sans limite, outrepassant sans cesse son scellé d’origine. Elle a maintenant ses propres pattes pour explorer, sa propre bouche pour incorporer. Son exploration aventureuse se meut dans l'ouverture même de son étant à l'Être, au cours d'un processus d’ingestion que l'on nomme la pensée. Ses œuvres tissent une membrane qui s'étale en continu sur le monde exploré auquel elle donne chair. Et plus sa réalité sensible s’étend plus c’est l’humanité elle-même qui fait corps avec l’infini.
Dès lors, le vieil intestin replié sur lui-même est relégué à une fonction archaïque, secondaire, aliénante. Si l’être humain travaille à sa conservation, s’il nourrit ses boyaux, c’est donc pour se défaire du carcan organique dans lequel ceux-ci le scellent, le limitent et l’ancrent dans un état d’inertie, de peu d’existence. Et c’est en œuvrant dans la pensée sous toutes ses formes qu’il s’arrache au cycle de la merde par la spirale obsessionnelle du vrai. S’il mange, s’il digère, s’il défèque c’est au détriment de la conservation, pour œuvrer à s’en abstraire, afin de se réinventer, de se transmuer, dans la matérialisation d’une communion avec l’altérité.
Ceci étant dit, l’humain n’est pas exempt de régression. Pour reprendre Heidegger, si l'Homme est cet étant qui, dans son miode d'être, s'interroge sur l'Être, il est également capable d'oublier l'Être. Si Heidegger applique cela à l'oubli de la question de l'Être au profit de son sens par la métaphysique, nous pouvons corréler à cette dernière une régression plus grande encore qui serait la réification du sens de l'être lui même. Il semble même que l'Homme ne soit tenté que par cela. Il faut dire que ce travail d’extériorisation dans le lieu de l'Être est un effort sans précédent dans la nature, et qu’il est si considérable, si épuisant, que l’humain peine à persévérer en lui. Il est si facile, si sécurisant de se laisser aller au repli sur sa bonne vieille fonction prédatrice, bien maîtrisée, sur son bon vieux milieu d’origine, bien familier. Seulement, même dans sa régression, même dans son épuisement, l’humain ne pourra jamais annuler le caractère universel de sa voracité. De même qu’un animal ne peut qu’avoir faim dès qu’on le prive de nourriture, l’humain ne peut que penser dès qu’on le prive de l’univers. C’est pourquoi cet affaissement, ce recroquevillement contre-nature de l’humain sur son animalité, est proprement inhumain. Car en se réduisant à la stricte prédation, l’individu se cloître sur son propre scellé organique tout en continuant de désirer ce qui dépasse son milieu. Ce dont l’animal est incapable. La barbarie consiste alors à tout ingérer proie après proie, y compris ses propres congénères, au profit de sa seule et unique conservation organique.
Cette régression, c’est ce dans quoi s’origine la logique de l’intérêt et du profit et donc, celle du capitalisme. Tout au long de l’Histoire, le capitalisme a été et est encore ce règne de l’intestin archaïque. Un règne qui repose tout entier sur la résignation générale, sur la collaboration des éreintés, des abrutis, des aliénés, qui substituent au devoir de la transmutation le droit de se gaver. Irrémédiablement, la pensée commune retourne aux estomacs individuels et se dissout en eux. Chacun l’émiette comme il peut en points de vue particuliers servant leurs intérêts propres. Il ne doit plus rien rester que l’organisme intestinal lui-même, sans outrepassement de sa fonction primaire. Longtemps, ce laisser-aller fut hypocritement drapé dans des morales ascétiques et des régimes aristocratiques qui se prétendaient garants d’une œuvre de civilisation. Mais il aura fallu que Dieu meurt pour que le voile tombe et que les peuples pataugent enfin sans vergogne dans la tripaille.
S’auto-limitant à une pure fonction consommatrice, l’intestin voué aux affaires ne sait combler sa faim d’univers que par l’assouvissement immédiat de ses organes internes. Il substitue ainsi au travail de l’angoisse et de l’obsession le contentement du bien-être, au travail du désir le contentement de la jouissance, au travail des idées le contentement de la réification. C’est une véritable chaine alimentaire cannibale qui supplante quant à elle l’édification d’un foyer commun. A peine l’un a-t-il ingéré la force productive d’un autre que déjà l’autre se dévide de ses forces et doit à son tour céder à la prédation pour ne pas mourir de faim. La course au parasitage de tous par tous s’étend inexorablement au fur et à mesure que les plus gros boyaux s’approprient toute la matière. Elle devient très vite un système auquel chacun devient dépendant pour subsister. Inévitablement, l’épuisement et l’aliénation se creusent, et l’abrutissement général devient la règle. Au bout de cette pente régressive, il y a la mort pure et simple de ceux qui n’ont même plus la force de se maintenir comme intestins. Leur meurtre parachève en bonne et due forme cette entropie vouée au néant.
En cela, la prédation fasciste n’est que la conclusion de la prédation capitaliste. Plus l’affaissement sur sa fonction digestive écrase tout désir de communion avec l’altérité, plus il y a de difficulté à dépasser son scellé, et plus l’assimilation du monde se fait dans le ressentiment. L’épuisement fasciste est tel qu’il ne conçoit plus l’art que dans l’installation d’une culture purificatrice, les passions dans les griffes du fusionnel, la science dans l’utilitarisme militaire et policier, et l’émancipation politique dans l’impérialisme acharné. Les pires atrocités humaines ne sont que le résultat de cette régression facile, qui de l’outrepassement de soi dans l’œuvre, sombre dans la résignation barbare du monopole.
Si pour beaucoup ce sont là des évidences, il en va d’un effort de résistance que de les rappeler, ne serait-ce que pour soi-même. On le voit bien aujourd’hui, les empires gastriques continuent d’avaler avec une indifférence glaciale des proies de plus en plus nombreuses. C’est que leur faim n’a pas de limite, et qu’elles peuvent bien dissoudre l’espèce toute entière s’il le faut. Car l’intestin lui, n’incorpore jamais assez ces évidences. Et pour que celles-ci fassent corps avec lui, pour qu’elles ne soient plus simplement que des mots, nous avons le devoir d'extérioriser notre voracité, notre désir d'affirmation, en nous réinventant sans cesse et, mue après mue, en redéployant la membrane de la pensée, notre seul foyer commun. Il en va de reconnaître et d'être reconnu, non à la hauteur des crimes commis, mais à celle de leur dépassement dans l'œuvre.